« Il n’existe pas de corps intacts »
Catherine Malabou, Le plaisir effacé : clitoris et pensée, Payot & Rivages, 2020, p.93
C’est une fantasy féministe visuelle que déploie Anne-Sophie Yacono. Dans une épopée montée de toutes pièces, l’imaginaire apparait comme le terrain fécond pour une réflexion sur le genre et constitue une source privilégiée de connaissance. Chatteland, elles sont parmi nous : le titre, déjà, est sur le ton d’un polar féministe humoristique, suggérant l’inquiétante présence d’étranges créatures-pirates dans un groupe que l’on croyait connaître et identifier par des caractéristiques claires et communes. L’utilisation du terme « parmi » n’est pas anodine. Préposition synonyme de « entre », « au milieu », elle ne s’emploie que devant un nom au pluriel ou un nom collectif. Ce mot place ainsi ces infiltrées sous le signe du nombre et de la masse, en tout cas d’une multiplicité dans laquelle ces êtres s’immiscent tout en restant autres, comme un parasite grignotant l’organisme de l’intérieur. Dès lors, « elles » n’existent que dans la prolifération puisqu’elles se logent au milieu des intersections, des plis, des méandres. Leur corps n’est pas nettement délimité, puisqu’il change à chaque instant.
Céramique émaillée, bois sculpté, peinture à l’acrylique ou à l’huile sont les principales techniques utilisées par Anne-Sophie Yacono, bien qu’elles soient souvent associées, mélangées et généralement traversées par les mêmes formes organiques comme un seul corps mu entièrement par une même mise en branle. L’artiste ne pense pas de cloisonnement entre les mediums, mais une seule pulsation (chimique ou sanguine) qui influe les tissus sensibles de chaque chose. La céramique est pensée comme un dessin en volume, l’installation comme une peinture dans l’espace, et la peinture elle-même est vue comme une activité sculpturale. Dans les diverses installations, sculptures et peintures d’Anne-Sophie Yacono, se perçoivent des formes sexuées asymétriques, entre le monstre grouillant et l’arbre au tronc noueux. Sans pour autant être clairement identifiés, ces êtres inter-espèces sont marqués par l’androgynie, la fusion, la mutation et donnent des ensembles d’organes énigmatiques qui sont des machines à créer du mythe. Cette matérialité du corps, cette importance de la donne épistémologique des viscères, des organes et du sang, est posée par Judith Butler dans son ouvrage Ces corps qui comptent (Bodies that Matter) qui développe l’idée que la performativité de genre se loge d’abord dans la matière charnelle. Le corps comme source de vérités se retrouve par exemple avec les haruspices antiques, devins lisant dans les entrailles d’un animal sacrifié pour extraire les présages. La notion de sacrifice n’est pas absente du travail d’Anne-Sophie Yacono, puisque plusieurs céramiques, comme des tirelires, comportent des fentes dans lesquelles il s’agit de payer son dû, comme l’obole à Charon pour le passage vers l’au-delà.
Chatteland, pour l’artiste, est un fantasme qui se tient en équilibre sur la ligne de crête séparant le réel et le rêve, la chair et l’artifice. Ici, la magie côtoie l’horrifique et permet d’explorer des scénarios multiples sur une société rétro-futuriste. Les interprétations que les œuvres suscitent sont plurielles et l’utopie est teintée d’ambiguïté : les créatures de ces récits imaginaires et les évènements surnaturels qu’elles traversent peuvent se situer autant dans un futur lointain que dans un présent alternatif. Cette fiction totale est un ressort politique, puisque c’est dans cette porosité des frontières qu’Anne-Sophie Yacono développe sa réflexion sur les genres et les sexes. En outre, on peut déceler, dans la place accordée à une nature exubérante, mouvante et proliférante, une approche éco-féministe de critique de la modernité. Chaque pièce présentée cartographie et ancre spatialement l’atlas de Chatteland : l’enfer, la forêt, l’océan, la jungle. C’est dans cet univers complètement fantasmé qu’Anne-Sophie Yacono soulève la question du regard porté sur l’œuvre comme sur la nature (gaze en anglais), notion centrale dans la pensée féministe des arts plastiques. Dans un ouvrage paru en 2000, Gendering Landscape Art, Steven Adams et Anna Gruetzner Robins explorent les relations du genre à la notion de paysage et mettent en exergue, à travers l’histoire des arts, la pensée d’une nature façonnée, représentée et imaginée de manière dichotomique selon les genres, que la pensée éco-féministe tente de dépasser pour en livrer une vision plus mouvante, globale et surtout plus fictionnelle.
Elora Weill-Engerer